COURS N° 2 portant sur la notion du dialogisme dans l'étude de discours littéraires, suivi d'applications pour appréhender le principe dans les études romanesque.

Dialogisme, entre énonciation et responsabilité dans le discours

« Nous ne connaîtrons jamais que des énonciations énoncées » (Todorov), « Il n'y a pas d'énoncé sans énonciateur » (Culioli) : si l'on est d'accord avec ces assertions, on se demande comment observer les traces de l'énonciateur ou de l'énonciation. Or la question des « observables » de l'énonciation ne se pose pas de la même façon selon qu'on s'interroge sur l'activité de production des énoncés ou sur l'effet recherché sur les interlocuteurs. L'énonciation est comme « le surgissement du sujet dans l'énoncé » : on comprend alors que l'énonciation laisse des traces, des indices, des marques dans l'énoncé. (Dubois 1969 : 100)

1.C'est quoi le dialogisme dans les études littéraires

Le dialogisme est un principe selon lequel le fait, fondamental pour Bakhtine, que l'être ne peut s'appréhender de manière juste qu'en tant que sujet, c'est-à-dire résultant d'interrelations[1] humaines ; contrairement aux choses, l'être humain ne peut donc être objectivé, il ne peut être abordé que de manière dialogique.Pour ce spécialiste, le dialogisme tire ses racines du dialogue socratique et de la satire ménippée. Le dialogue socratique a pour principe d'après lui que la vérité n'est pas le fait d'un seul homme, mais se construit grâce à l'interrelation dialogale : la vérité « naît entre les hommes qui la cherchent ensemble, dans le processus de leur communication dialogique » (Poétique de Dostoïevski, p. 155).Dans un ouvrage publié en 1924, Mikhaïl Bakhtine note que l'écrivain se réfère dans ses œuvres non seulement à la réalité, mais aussi à la littérature précédente, il imagine cette référence comme un "dialogue” constant avec elle, comme une compétition de l'écrivain avec les formes littéraires existantes. Bakhtine arrive à cette réflexion parce qu'il représente la vie intellectuelle du monde comme un grand dialogue, comme un échange d'idées entre les consciences humaines. (BAKHTINE. M, SILINE. V, 1999)

Contrairement aux théories structuralistes saussuriennes, BAKHTINE pense que les énoncés ne sont pas une simple actualisation d'une langue immanente (Principe d'immanence. Principe méthodologique admis par F. de Saussure d'après lequel l'étude du fonctionnement de la langue revendique son autonomie sans en appeler aux phénomènes et aux explications extralinguistiques) (d'après D.D.L. 1976), mais résultent de toute une interrelation humaine ; il veut fonder une « translinguistique » qui s'apparente en fait à une linguistique de l'énonciation et à une pragmatique (Dialogisme et « translinguistique» de Bakhtine). On ne sera donc pas étonné que le mot ait été repris par les linguistes qui ont exploré la notion de polyphonie énonciative (La polyphonie en pragmatique linguistique de Ducrot et en analyse du discours ; Polyphonie en linguistique de l'énonciation (Jacqueline Authier-Revuz); cette approche linguistique est particulièrement féconde pour l'étude des textes littéraires, et surtout du roman du XXe siècle.

2.de l'énonciation naît le dialogisme, une nouvelle ère épistémologique

L'énonciation est l'opération présupposée par tout énoncé qui en est comme le fruit. Traditionnellement, on pose que l'instance de l'énonciation est constituée par l'association du je, de ici et du maintenant, tandis que l'énoncé (verbal ou non verbal) est comme leur négation et correspond alors à ces termes opposés que sont le il, l'ailleurs et l'alors. L'énonciation est de ce fait comme l'acte de l'énonciateur, qui projette, hors de son instance et à l'intention de l'énonciataire, des acteurs, des espaces et des temps, comme si elle n'avait plus rien à voir avec eux. (COURT É S. J, 2007). De cela, on s'accommode avec la mise en opposition de deux opérations distinctes dans la mise en fonctionnement de cette énonciation. C'est le fait de passer d'une procédure de débrayage à l'encontre des formes ou des unités linguistiques que le locuteur s'approprie pour embrayer qui construit un moment de l'énonciation. D'où la mise en place, pour le lecteur, le spectateur, l'auditeur pour les attacher à une illusion référentielle d'une par, et d'une autre illusion énonciative d'autre part. Le dialogisme selon les linguistes, on prend le cas ici de S. MOIRAND, spécialiste dans le discours de presse, est le concept qu'on pense avec plutôt qu'une catégorie descriptive. Donc, pour les sciences du langage, on est arrivé à l'articuler, selon MOIRAND, aux théories énonciatives.

3.Du concept de dialogisme à une analyse linguistique du discours

Tout a été compris dans les textes de JAKOBSON, lorsque ce dernier cite VOLOSHINOV, dans l'étude qu'il a consacrée à ce problème crucial pour la linguistique et la stylistique.

[...] Le discours cité (oratio) est un énoncé à l'intérieur d'un énoncé, un message à l'intérieur du message, et en même temps c'est aussi un énoncé sur un énoncé, « un message à propos d'un message », selon la formule de Voloshinov (1) dans l'étude qu'il a consacrée à ce problème crucial pour la linguistique et la stylistique. Ce genre de paroles « relayées » ou « déplacées », pour reprendre les termes de Bloomfield, peut tenir une très grande place dans notre discours, car il s'en faut de beaucoup que notre conversation se limite aux événements vécus hic et nunc par le sujet parlant. Nous citons les autres, nous citons nos propres paroles passées et nous sommes même enclins à présenter certaines de nos expériences les plus courantes sous forme d'autocitations, par exemple en les confrontant aux déclarations d'autrui [...]. Il existe une échelle multiple de procédés linguistiques destinés à rendre les citations ou quasi-citations : le discours direct (oratio recta), le discours indirect (oratio obliqua) et diverses formes de style indirect libre. Certaines langues, telles que le bulgare, le kwakiutl et le hopi (2) usent de procédés morphologiques spéciaux pour indiquer des événements qui ne sont connus du sujet parlant que par le témoignage des autres. C'est ainsi qu'en tunica toutes les déclarations faites par ouï-dire (ce qui couvre la majorité des phrases d'un texte à part celles qui sont au discours direct) sont indiquées par la présence de /-áni/, postfixe de citation employé avec un mot prédicatif (3).

(1) Cf. V.N. Voloshinov, Marksizm i filosofija jazyka (Leningrad, 1930). [Jakobson 1963 : 177]

Ce paragraphe a fait l'objet d'une conférence en 1950, avant d'être repris dans un article publié à Harvard en 1957. VOLOSHINOV s'opposait à la vision de BAKHTINE en critiquant la notion de système synchronique et aussi l'objet même de la linguistique et cite à plusieurs fois l'idéologie et ses rapports à la langue.

- Critique de la notion de système synchronique

La notion de système synchronique a pour corollaire que les diverses unités constituant la structure du système sont perçues comme identiques à elles-mêmes dans leurs différents emplois [...] Volochinov pense qu'il n'en est rien : pour le locuteur-auditeur au contraire, « le centre de gravité du langage ne réside pas [...] dans l'identité de l'unité mais dans la signification concrète et nouvelle qu'elle acquiert dans un contexte particulier ».

- Marxisme et philosophie du langage

Membre du groupe de jeunes marxistes réunis autour de Bakhtine dans les années 1920-1930, Volochinov s'est principalement intéressé, comme ce dernier, à l'étude du discours rapporté et du dialogue. Cependant - et la différence nous paraît essentielle, - si pour Bakhtine cette étude ne relève pas de la linguistique, qui « n'étudie que la langue elle-même... en tant que ce qui rend possible la communication », pour Volochinov il s'agit là de l'objet même de la linguistique.3

[Marcellesi et Gardin 1974]

On arrive à saisir que le concept de dialogisme peut être appréhendé dans les théories énonciatives ou dans les théories du discours.

4.Le dialogisme est-il une partie de l'énonciation ?

C'est grâce aux discours rapportés que le dialogisme a pris une place dans le champ de l'analyse du discours. On l'a associé aux théories énonciatives suite à la parution des textes de VOLOSHINOV en français sous le nom de BAKHTINE EN 1977, et après l'ouvrage de TODOROV sur le principe dialogique en 1981. En ce moment là, les littéraires parlent d'intertexte et de polyphonie en se référant aux travaux de BAKHTINE sur Rabelais et Dostoïevski. Mais le dialogisme de cette époque là ne satisfaisait pas l'ambition des linguistes et des littéraires qui essayaient de s'en débarrasser de cette tradition logico-grammaticale centrée sur la langue et sur le signe.

- Bakhtine/Voloshinov 1930, traduction française 1977 :

Tout signe, nous le savons, résulte d'un consensus entre des individus socialement organisés au cours d'un processus d'interaction. C'est pourquoi les formes du signe sont conditionnées autant par l'organisation sociale desdits individus que par les conditions dans lesquelles l'interaction a lieu [p. 41]

Le mot est toujours chargé d'un contenu ou d'un sens idéologique ou événementiel [p. 102] En réalité, l'acte de parole, ou, plus exactement son produit, l'énonciation, ne peut nullement être considéré comme individuel au sens étroit du terme ; il ne peut être expliqué par référence aux conditions psychophysiologiques du sujet parlant. L'énonciation est de nature sociale. [p. 119]

 La situation sociale la plus immédiate et le milieu social plus large déterminent entièrement, et cela de l'intérieur, pour ainsi dire, la structure de l'énonciation. [p. 124] La structure de l'énonciation est une structure purement sociale [p. 141, proposition 5] Doter d'une orientation sociologique le phénomène de transmission de la parole d'autrui, tel est le problème auquel nous allons nous consacrer maintenant. [p. 160]

- Voloshinov traduit dans Todorov 1981 :

• [...] la situation extra-verbale n'est en aucune façon la cause extérieure de l'énoncé, elle n'agit pas sur lui de l'extérieur comme une force mécanique. Non, la situation s'intègre à l'énoncé comme un élément indispensable à sa constitution sémantique.

 [...] C'est là la particularité des énoncés quotidiens : ils sont reliés par des milliers de fils au contexte vécu extra-verbal et, lorsqu'on les détache de ce contexte, ils perdent la quasi-totalité de leur sens ; si l'on ignore leur contexte vécu immédiat, on ne peut les comprendre. [Voloshinov, 1926, dans Todorov 1981 : 190-192]

• [...] il serait vain de chercher à résoudre le problème de la structure des énoncés dont est faite la communication, sans tenir compte des conditions sociales réelles - c'est-à-dire de la situation - qui suscite de tels énoncés. [...] : l'essence véritable du langage, c'est l'événement social qui consiste en une interaction verbale, et se trouve concrétisé en un ou plusieurs énoncés. [Voloshinov 1930, dans Todorov 1981 : 288]

5.L'impact de l'approche dialogique en analyse du discours

Le « sens » que dégage un discours s'appréhende dans le croisement de milliers de fils qui relient l'énoncé aux autres discours. Dans l'analyse du discours, il est indispensable d'aller au-delà de la description de la polyphonie et des voix qui s'entremêlent dans le fil horizontal du texte et de leur interaction pour comprendre les raisons de leur présence et de leur rencontre. S'inscrire dans la recherches des observables des discours postérieurs, plus au moins représentés dans l'énoncé, permet de les relier à leurs origines, aux époques antérieures (domaine de mémoire), aux lieux de leurs productions et aux mondes sociaux qui les ont produits.

Remarque :

Pour l'activité et pour ainsi voir vos compétences à reconnaître un passage dialogique dans un roman choisi de votre choix, je vous recommande de citer ou d'identifier une ou deux thèmes (repérés ou étudiés) chez les auteurs que vous avez étudiés dans les autres matières.

NB : on m'a parlé de Samarcande d'Amine Maalouf.

Travaillez en toute liberté.



[1] Dans la polyphonie dialogique, Bakhtine se centre sur cet échange de dialogue continuel entre les sujets ayant une conscience. C'est ces voix qui ne cessent de se propager à travers le temps pour prendre le relais

Indépendamment mais en restant liés aux voix précédentes dans la panoplie de textes proposant aux études romanesque.